De façon parfaitement inattendue, la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale fut suivie d’une longue période de prospérité. C’était comme si les peuples en Europe avaient enfin été indemnisés pour les privations infligées par la guerre et les crises. Le revenu moyen fut quadruplé en l’espace de trente ans seulement, ce qui était un record historique. Au plan mondial, les Trente Glorieuses – cette période d’expansion allant de 1945 à 1975– étaient également sans précédent. Tant sous le régime de l’économie planifiée en Union soviétique que dans les anciennes colonies d’Asie et d’Afrique, l’économie connut une croissance inédite. Certains pays comme le Japon, la Corée du Sud et Taïwan allèrent jusqu’à combler leur retard face aux riches pays industriels occidentaux. Au milieu des années septante, le monde n’était plus du tout le même qu’en 1945.
La prospérité croissante n’était pas simplement une grandeur abstraite, mais véritablement palpable. En Suisse, un ménage moyen pouvait désormais s’offrir une radio, un réfrigérateur et une voiture. La plupart des logements avaient enfin le chauffage central et l’eau courante. Le temps de travail normal diminua, le samedi devint un jour congé, et pour la première fois dans l’histoire mondiale, non seulement les personnes aisées, mais aussi les employés et les ouvriers, pouvaient entreprendre des voyages de loisirs plus ambitieux. La médecine accomplit des progrès fulgurants. On vivait plus longtemps et en meilleure santé. Bien entendu, il y avait aussi des problèmes. La pollution de l’environnement prenait des proportions inquiétantes. La bureaucratisation de la vie suscitait des réactions militantes. La Guerre froide déclenchait régulièrement des affrontements militaires parfois « chauds ». Mais d’un point de vue économique, la période de 1945 à 1975 fut sans aucun doute un âge d’or.
Pourtant, nos contemporains n’entrevirent la singularité de cette période de l’après-guerre que lorsque l’économie mondiale glissa dans la récession, et que la croissance fut divisée par deux. À la fin des années soixante, on discutait encore des effets négatifs de la croissance et de l’absurdité de la vie active. Alors, le vieux problème du chômage avait resurgi. En Suisse, toutes les branches n’ont certes pas souffert du ralentissement de la croissance. Les services, par exemple, ont su tirer leur épingle du jeu, contrairement à l’industrie où des dizaines de milliers d’emplois disparurent en l’espace de quelques années. Au sein du secteur des services, l’activité fiduciaire et la révision se sont révélées particulièrement solides. La crise des années septante les a totalement épargnées. La courbe ascendante ne s’est pas infléchie.
Entre 1955 et 1990, ATAG parvint à accroître son produit des activités de services de 3,1 à 325 millions de francs, ce qui correspond à un taux de croissance annuel de 12,6 %. Avec la diversification et la régionalisation, l’entreprise atteignit des dimensions qui auraient été totalement inconcevables en 1945. La période de l’après-guerre transforma la petite société ATAG en une entreprise moyenne avec un solide réseau national et des points d’appui internationaux.
Bien entendu, l’expansion ne démarra pas dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, il fallut appréhender la nouvelle situation, générée par l’insolvabilité de la Basler Handelsbank en 1945. À court terme, il s’en suivit un affaiblissement de la position d’ATAG, dans la mesure où ses principaux concurrents – STG, Fides et Schweizerische Revisionsgesellschaft – étaient toujours fournis en contrats lucratifs par le canal de leur banque mère. À moyen terme, en revanche, la disparition de la Basler Handelsbank se révéla un atout, car ATAG se voyait désormais dans l’obligation de devenir plus agile et plus innovante. L’entreprise devait se réinventer pour pouvoir continuer à jouer en première ligue.
Pour compenser l’absence de contrats en provenance de l’institution mère, ATAG se recentra sur les petites et moyennes entreprises (PME). À cette époque, il était difficile d’attirer de grandes entreprises comme clientes, dans la mesure où elles faisaient généralement appel à la société fiduciaire de leur banque. Ensuite, ATAG élargit sa palette d’offres. Au milieu des années cinquante, ATAG initia la nouvelle stratégie et commença à développer son secteur « opérations bancaires en tous genres ». Convaincue que « l’offre de services de notre groupe était incomplète sans un organisme de crédit qui lui soit propre », ATAG créa en 1955 sa propre filiale bancaire – Bank- und Finanzinstitut AG – dont le siège fut installé Berne. Avec le recul, on peut dire que cette décision visait à générer une source de revenus non tributaire de la vente d’heures de travail : « Quand le banquier dort, les intérêts courent. » Un an plus tard, « Bankfinanz », comme on l’appelait en interne, ouvrit une filiale à Bâle, puis une autre à Genève et à Zurich. À cela s’ajouta le fonds d’investissement Proinvest, qui devait investir dans l’immobilier et les actions, et dont les certificats étaient vendus par « Bankfinanz ». Le conseil d’administration nota avec satisfaction que la concurrence (STG, Fides et Schweizerische Revisionsgesellschaft) n’était pas en mesure d’effectuer de telles opérations, « car ces activités étaient justement le domaine réservé de leurs sociétés mères, les grandes banques ». ATAG ne se trouvait plus entre les mains d’une banque, mais possédait désormais la sienne.
Une deuxième phase de diversification ne tarda pas à suivre, dans le secteur du conseil aux entreprises cette fois. Bien entendu, le « conseil pour les questions d’organisation » faisait partie de l’offre depuis un certain temps déjà. Pour autant, il ne constituait pas un secteur à part entière, mais se trouvait en quelque sorte dans le side-car de la révision. Cependant, comme l’économie en plein boom accélérait la demande de rationalisation et d’automatisation, ATAG estima que l’heure était venue de développer et de valoriser le conseil aux entreprises à grande échelle, pour en faire un pilier autonome. Pour générer de nouveaux contrats, le traitement des données fut placé au premier plan. Dès 1960, un service de cartes perforées fut rattaché au siège de Berne. À la sortie du lycée, Kurt Feller, futur CEO et président du conseil d’administration de Rieter Holding AG, travailla comme assistant dans ce domaine chez ATAG à Berne. « Les cartes perforées devaient être traitées avec des trieuses et des interclasseuses, puis mises en forme visuelle à l’aide de la tabulatrice (imprimante) », se souvient Kurt Feller qui a travaillé avec cinq autres personnes dans ce centre lorsque René Schärlig était vice-directeur.
Comme le traitement des données était laborieux et nécessitait des machines coûteuses, les petites entreprises avaient pris l’habi- tude d’externaliser cette activité. Les machines à cartes perforées du siège de Berne furent rapidement saturées, et l’on se tourna alors vers le traitement électronique des données (TED). Après la création de Teledata AG en 1963, la société posséda « l’un des centres de calcul les plus modernes de Suisse », comme le relèvera le conseil d’administration. Pourtant, Teledata ne fut pas un succès commercial, d’où cette décision de le regrouper en 1975 avec Interdata, un centre de calcul majoritairement détenu par la multinationale du ciment et des matériaux de construction Holderbank. Cette fusion donna naissance au centre de calcul indépendant le plus important de Suisse. Enfin, ATAG racheta en 1981 à Holderbank tous les titres de participation pour devenir l’unique actionnaire d’Interdata. Parallèlement au secteur bancaire et au traitement des données, d’autres domaines furent également développés. En 1963, ATAG pénétra le secteur du conseil en assurances avec la société Tutor AG. Au début des années septante, l’entreprise mit en place la gérance d’immeubles. Avec la création en 1963 de sa filiale pour le conseil en publicité et les relations publiques, la société entra dans un segment qui lui était totalement étranger. Quelques années plus tard cependant, la nouvelle entité fut revendue, n’ayant pas connu l’essor escompté. Mais le conseil en relations publiques sera repris en 1979 et conservé jusque dans les années nonante.
La diversification fulgurante entraîna non seulement une augmentation du chiffre d’affaires et des effectifs, mais elle permit aussi de se présenter différemment sur le marché. En 1969, ATAG commença à mettre en œuvre le concept du « conseil intégré aux entreprises ». Une étude de marché réalisée en interne avait révélé que les sociétés étaient de plus en intéressées par un conseil dispensé par des équipes coordonnées de spécialistes, plutôt que par des prestations individuelles. L’idée était que les réviseurs ne se contenteraient plus d’auditer les clients, mais qu’ils interviendraient davantage en tant que conseillers économiques, ce qui nécessitait toutefois une formation dans le domaine de la gestion et du TED. C’est ainsi que la palette toujours plus large fut consolidée dans un nouveau service.
Sur le plan géographique aussi, l’entreprise déployait ses ailes. En 1960, ATAG fonda avec la société d’audit américaine Arthur Young & Co. une entreprise chargée de la révision des filiales américaines en Suisse. Cette société détenue à 50 % par ATAG s’appelait Arthur Young & Company AG. Elle s’inscrivait dans la stratégie de cette société créée en 1894 et spécialisée dans la comptabilité, qui était de suivre ses clients en Europe pendant le boom de l’après-guerre. ATAG mettait le personnel à disposition et recevait en contrepartie de nombreux mandats de révision et de conseil auprès des filiales des clients d’Arthur Young & Co. En 1964, ATAG rejoignit le réseau international d’Arthur Young & Co. International. Parallèlement, ATAG ouvrit des sociétés à l’étranger. En 1962 fut créée Fiduciaria Italo-Svizzera S.p.A (FIS) à Milan, et la société ATOR fondée à l’étranger pour le conseil aux entreprises eut bientôt des filiales à Stuttgart, Essen, Milan, Düsseldorf et Barcelone. En 1973, ATAG prit une participation dans STRECO, une société française spécialisée dans l’audit, ayant son siège à Paris, qui ouvrit par la suite une antenne à Lyon. L’extension de la société nécessitait de l’espace. Dans les années cinquante, on s’implanta en Suisse romande avec un bureau à Bienne (1957) et l’ouverture des sièges de Lausanne (1957) et de Genève (1959). Par ailleurs, on construisit des immeubles dans les localités les plus importantes. À Berne où, à la fin des années cinquante, on employait deux fois plus de personnel (ou presque) qu’au siège central, ATAG était répartie sur trois emplacements, ce qui changea avec la construction d’un nouveau bâtiment aux 19 et 21, Schauplatzgasse. En 1964, un nouveau bâtiment sortit de terre sur trois parcelles, aux 7 à 11, Aeschengraben à Bâle, qui hébergerait également « Bankfinanz ». Quelques années plus tard furent construits l’imposante « maison ATAG » au 21, Bleicherweg à Zurich, et un nouveau bâtiment administratif dans la rue d’Italie à Genève. Loin de se développer de façon furtive, la société s’employait à affirmer sa présence.
La stratégie de diversification s’accompagna d’un changement à la tête d’ATAG. En 1958, Hans Müller succéda à Manfred Hoessly à la présidence d’ATAG. Hans Müller était aussi président d’une direction centrale récemment créée, dans laquelle siégeaient également Messieurs Hugo Aeberhard, Ernst Eggenschwiler, Emil Vogt, Willy Müller, Roger Voumard, Michael Hoessli, le professeur Rudolf Probst et Otto Germann. Otto Zipfel, ancien délégué du Conseil fédéral pour l’emploi et membre de la « Commission suisse d’étude pour l’énergie atomique », était membre du conseil d’administration depuis 1955. Les directeurs centraux Rudolf Probst et Otto Germann étaient eux aussi élus au conseil d’administration. Cela était dû au fait que Hans Müller, un an à peine après le début de son mandat, commença à organiser sa succession. Devant le conseil d’administration, il déclara son intention de rester à la tête de la société jusqu’en 1967, pour le cinquantenaire de l’entreprise, et de céder ensuite sa place à Rudolf Probst, qu’il estimait être « la personne la plus qualifiée » pour cette mission. Avec le passage de témoin de Manfred Hoessly à Hans Müller, ATAG s’offrit une nouvelle identité visuelle. Pour la première fois, on entreprit de créer un logo et d’organiser un concours à cet effet. On commença aussi parallèlement à utiliser l’autonomie financière comme argument de vente. À partir de 1960, sous le nouvel emblème dans les rapports de gestion, on pouvait lire ceci : Fiduciaire Générale SA réunit des spécialistes du conseil économique : experts-comptables, conseillers fiscaux, juristes, économistes d’entreprise, ingénieurs d’exploitation et autres experts. La majorité des actions est détenue par une fondation de prévoyance en faveur du personnel. La société est donc totalement indépendante. » En 1964, Hans Müller céda comme prévu son mandat de délégué au professeur Rudolf Probst. Trois ans plus tard, ce dernier devint président du conseil d’administration. Rudolf Probst était juriste avec habilitation, président de l’Union suisse du commerce de fromage, rotarien et colonel dans l’armée suisse. En 1945, il prit ses fonctions de vice-directeur au siège de Berne. Lorsqu’il reprit la direction opérationnelle, ATAG possédait déjà un nombre respectable de filiales. À la suggestion de Rudolf Probst, le conseil d’administration mit donc en place une direction de groupe. En particulier, la « Gesellschaft für Finanzierungen und Beteiligungen », qui s’occupait de la gestion de fortune fiduciaire depuis 1922, servait de holding pour les filiales.
Avec la diversification et l’internationalisation, la politique du personnel d’ATAG prit une place centrale. Pendant la croissance de l’après-guerre, il était difficile de trouver des collaborateurs suffisamment qualifiés. Dans le « bulletin ATAG », un magazine interne qui paraissait plusieurs fois par an depuis 1970, un auteur inconnu plaisanta en annonçant que bientôt, ATAG serait comme le patron d’un bistrot qui placarde dans son établissement l’inscription : « Soyez gentil avec le personnel, nous avons assez de clients. » Pour contrer le problème, la direction lança deux trains de mesures. D’un côté, on voulait attirer et fidéliser les bons collaborateurs en développant les institutions de prévoyance. En 1966, on créa une caisse de pension offrant de meilleures prestations que celle de la BHB. En hommage à Hans Müller, le président sortant, la société établit le fonds Hans Müller, avec pour objet la promotion professionnelle des collaborateurs d’ATAG. C’est ici qu’intervenait la deuxième mesure. ATAG devint une entreprise de formation. En 1962, un premier séminaire Arthur Young fut organisé à l’international. De nombreux collaborateurs d’ATAG y prirent part. La même année se tint la première formation interne de réviseur, animée par Michael Hoessli. Parallèlement, une école de réviseur fut créée en 1964, sous le patronage de la Chambre des sociétés fiduciaires et des experts-comptables, pour préparer les réviseurs à l’examen de diplôme. Pour intéresser les jeunes au métier d’auditeur, on distribua dès 1963 des brochures publicitaires sur l’activité de l’expert-comptable dans les universités. Au début des années septante, un concept de formation fut mis au point « pour former des spécialistes, des généralistes et des cadres d’un niveau supérieur à la moyenne ». Des conférences pour les cadres étaient par ailleurs organisées chaque année depuis 1969.
En 1974, Rudolf Probst se démit de ses fonctions d’administrateur délégué et Peider Mengiardi lui succéda. Le juriste avait débuté en 1961 comme fondé de pouvoir au siège de Berne et avait rejoint Bâle en 1968 avec pour mission de réorganiser le service juridique du siège central. Depuis 1972, il était membre de la direction générale. Avant d’être élu délégué, il était maître de conférences à l’université de Berne. À partir de 1976, il fut membre du comité de la Société suisse des juristes. Outre Peider Mengiardi, la direction centrale comprenait aussi désormais Max Attenhofer, Fritz Christen, Karl Müller, Hans Weiss et Peter Welti. En raison de son âge, Rudolf Probst quitta sa fonction de président en 1979 et Peider Mengiardi prit la relève. Tout comme son prédécesseur, Peider Mengiardi présida aussi la Fondation Manfred Hoessly. Au conseil d’administration, Peider Mengiardi siégeait aux côtés de Roger Voumard, Hans Welti, Leonhard Gysin, Maître Jean-Claude Jacquemond, Willi Löliger, du professeur Walter Winkler, de Ernst Höhn, Fritz Christen et Karl Müller.
La large palette de services et le conseil intégré répondaient aux attentes des clients. Du point de vue d’une entreprise, il était souhaitable de faire appel non seulement à la vérification des comptes, mais également à d’autres services fournis par les sociétés fiduciaires. ATAG proposait à ses clients une offre étendue tout en un, dans l’esprit même de cette devise : « Tout d’un seul tenant ».
La relation avec la société Kühne + Nagel en est un excellent exemple. En tant que conseiller fiscal d’Alfred Kühne, fils du fondateur August, Peider Mengiardi avait apporté son aide, vers le milieu des années septante, pour transférer le siège de l’entreprise de logistique internationale à Pfäffikon (Schwyz). Alfred Kühne était pessimiste pour ce qui était de l’évolution politique en République fédérale d’Allemagne. De plus, il aimait la Suisse, qui était pour lui un havre de stabilité, et avait l’habitude de passer ses vacances à Lenzerheide, une commune du canton des Grisons, où il rencontra Peider Mengiardi. Avec Klaus-Michael Kühne, le fils d’Alfred, qui reprit la barre dans les années soixante, Peider Mengiardi sillonna la Suisse de long en large pour trouver des sites adaptés et des administrations coopératives. Une fois l’implantation en Suisse achevée, ATAG fut mandatée comme organe de contrôle chez Kühne + Nagel et approfondit la collaboration. Klaus-Michael Kühne se souvient : « ATAG nous a tout de suite proposé ses services de conseil. Ils nous ont assistés pour l’obtention des autorisations de travail et le recrutement du personnel, et nous ont aidés à optimiser notre fiscalité et à résoudre des questions complexes en matière de comptabilité et de révision interne. » Peider Mengiardi siégea par ailleurs au conseil d’administration de Kühne + Nagel et collabora à la création d’une fondation d’utilité publique portée par la famille Kühne. À cette époque, l’organe de révision et l’entreprise entretenaient d’étroites relations, ce qui ne serait plus concevable à présent.
La fourniture de prestations aussi complètes était également très lucrative pour ATAG. Or, à la direction centrale, on se doutait bien que la prochaine réforme du droit des sociétés anonymes – depuis 1972, un groupe de travail préparait des propositions d’amendement – n’autoriserait plus cette convergence d’activités, à savoir révision, siège au conseil d’administration et tenue de la comptabilité, chez un même client, dans la mesure où elle pouvait théoriquement porter atteinte à l’impartialité de jugement du réviseur.
Dans le domaine de l’audit bancaire, la législation avait déjà fait l’objet d’une interprétation plus restrictive. Au fait que les sociétés de révision n’étaient pas autorisées à gérer des opérations bancaires, s’ajouta la nécessité pour ces sociétés d’être financièrement indépendantes des entreprises auditées. En raison de ce changement, une première grande banque devint cliente chez ATAG. Jusqu’à présent, l’Union de Banques Suisses avait toujours mandaté sa filiale, la Schweizerische Revisionsgesellschaft (Revisuisse), comme organe de révision. Comme cette proximité financière entre le réviseur et la société auditée n’était plus tolérée par la Commission fédérale des banques (CFB), UBS confia le mandat à Koreag, une société d’ATAG. Le mandat rapporta plus d’un million de francs et occupa une trentaine de personnes pendant plus de trois mois. Peider Mengiardi évoqua une « nouvelle phase dans l’exercice des révisions au sens de la législation bancaire ». Vis-à-vis de l’attribution d’un mandat par une grande banque, l’autonomie financière présentait donc aussi bien des avantages, comme le souligna le rapport de gestion de 1975 : « Le fait que (...) divers mandats importants nous aient été transférés, ce qui n’eut guère été concevable sans notre indépendance (en italique dans le texte original), nous a procuré la satisfaction de constater que l’importance d’une grande société de révision et de conseil réellement indépendante est connue et reconnue dans des cercles économiques de plus en plus larges. » Pourtant, les grandes sociétés qui étaient liées à des banques continuaient le plus souvent de confier leurs mandats à la concurrence. Les moyennes entreprises constituaient clairement le principal segment de clientèle d’ATAG.
Le renforcement de la révision bancaire souleva toutefois la question de la position vis-à-vis du propre établissement de crédit. Jusqu’au début des années septante, la Bank- und Finanzinstitut AG avait été très rentable. Or, depuis le début de la récession économique, qu’ATAG n’avait guère ressentie d’une façon générale jusqu’à présent, les résultats se dégradaient. Les recettes générées avec les opérations d’intérêts avaient baissé. Dans l’intervalle, le siège de Zurich enregistrait des pertes. À la fin des années septante, le conseil d’administration décida de se séparer de la banque, qui, en 1978, présentait un bilan total de 171 millions de francs et comptait une bonne centaine d’employés. Cette vente programmée était motivée par le fait que la banque entretenait un appareil excessivement lourd, par rapport au chiffre d’affaires, et qu’elle manquait d’effectifs par ailleurs. Vingt ans après la création de « Bankfinanz », on se demandait aussi pourquoi ATAG possédait une banque. À la question de Walter Winkler, membre du conseil d’administration, qui souhaitait savoir s’il y avait encore de bonnes raisons à cela aujourd’hui, Peider Mengiardi avait répondu, qu’à ses yeux, la banque était un corps étranger depuis le début. Effectivement, il n’était pas très judicieux de mettre la gestion de fortune interne en concurrence avec une banque affiliée. Dès 1979, ATAG céda ainsi progressivement « Bankfinanz » à Amro Bank, qui était la deuxième institution de crédit néerlandaise à l’époque.
La gestion de fortune, qui était si lucrative, fut conservée au sein d’ATAG. En 1977, on s’imposa toutefois des règles de conduite internes, à la suite du « scandale de Chiasso ». Les directeurs d’une filiale du Credit Suisse à Chiasso avaient mis en place un trafic illégal portant sur plus de deux milliards de francs. Les fonds de clients étrangers étaient transférés à l’insu du fisc vers des sociétés au Liechtenstein. Chez ATAG, un tel « soutien actif dans la soustraction d’impôt et l’évasion fiscale au détriment de la Suisse ou de pays étrangers », tel qu’il avait pu être pratiqué jusqu’à présent par l’intermédiaire de personnes morales dans la Principauté de Liechtenstein, était désormais tabou.
La vente de « Bankfinanz » coïncidait avec un investissement de taille. Le management d’IHA Holding, une société holding contrôlant plusieurs entreprises spécialisées dans les études de marché, cherchait à collaborer avec ATAG. « Il s’agit d’une institution sérieuse et prestigieuse », avait précisé Leonhard Gysin, membre du conseil d’administration d’ATAG, qui connaissait IHA dans le cadre d’autres relations d’affaires. La direction centrale partageait cette impression. C’est ainsi qu’en 1979, ATAG prit une participation dans le groupe IHA à Hergiswil. Le prix d’achat de 5,4 millions de francs fut largement compensé par le bénéfice réalisé avec la vente de la banque (6,5 millions).
Quelques années après cette prise de participation dans le groupe IHA, l’offre de services diversifiés d’ATAG fut restructurée en trois domaines thématiques : l’expertise comptable, le conseil aux entreprises et l’intelligence économique. L’expertise comptable incluait la révision et le conseil financier. Le conseil aux entreprises comprenait aussi bien le conseil fiscal, le conseil juridique, la gestion et la comptabilité pour des tiers, la gérance d’immeubles, la gestion de fortune, le conseil pour la prévoyance en faveur du personnel, la tenue de secrétariats et la division créée en 1986 pour les fusions et acquisitions, que l’activité de conseil à proprement parler. L’intelligence économique incluait les services informatiques d’Interdata et les études de marché d’IHA Holding; d’autres participations se sont ajoutées par la suite. En termes de chiffre d’affaires, ces trois piliers du groupe ATAG sont restés globalement équivalents jusqu’au milieu des années nonante.
Au début des années huitante, la direction centrale identifia des déficits dans la présence régionale. Si la société était bien implantée à Bâle, Berne, Zurich, et de plus en plus aussi en Suisse romande, elle était « quasiment inconnue » en Suisse centrale et orientale. D’un côté, il s’agissait de consolider les sièges de petite taille, comme Fribourg (1977) et Neuchâtel (1978) qui étaient venus s’ajouter entre-temps. De l’autre, on voulait racheter de petites sociétés fiduciaires régionales bien gérées pour les intégrer à ATAG. Pour l’achat de sociétés de conseil, ATAG avait un avantage du fait de son indépendance. Il s’agissait d’exploiter cet atout sans tarder, car la direction centrale s’attendait à ce que STG, Fides et Revisuisse initient tôt ou tard un management buyout. À partir de 1982, ATAG ouvrit ainsi des agences à Saint-Gall, Soleure, Coire, Winterthour, Sion, Kreuzlingen, Brigue, Lucerne, Herisau, Zoug, Buchs, Lugano, La Chaux-de-Fonds et Ascona. En 1994, la société comptait 23 sièges et détenait un grand nombre de petits bureaux fiduciaires en tant que filiales. Toutes les sociétés ne portaient pas le nom d’ATAG. On voulait éviter de perdre le portefeuille existant de relations clients. La présence en Suisse romande fut considérablement renforcée par la fusion, en 1982, avec la Société Fiduciaire Lémano, qui employait une soixantaine de collaborateurs.
À la fin des années septante, la possibilité s’offrit d’acquérir toutes les actions d’ATAG. Paul Sacher, qui détenait toujours un bon tiers des actions ATAG, les transféra à une fondation en 1976. Peider Mengiardi et Paul Sacher s’étaient entendus pour que Peider Mengiardi obtienne un siège au conseil de fondation de la Fondation Paul Sacher, ce qui lui permettrait de suivre l’évolution du patrimoine de la fondation. En 1980, Paul Sacher voulut vendre les actions ATAG, car la fondation avait besoin de fonds pour construire un immeuble. Paul Sacher demanda à Peider Mengiardi si ATAG souhaitait racheter ses actions. À la direction centrale et au conseil d’administration, tous convinrent rapidement qu’il s’agissait là d’une occasion exceptionnelle de s’assurer un accès total à la distribution de bénéfices et 100 % des voix des actionnaires. C’est ainsi que le 1 janvier 1981, la Fondation Manfred Hoessly acheta 943 actions ATAG au prix de 11 326 000 francs, ce qui lui permettait de disposer de 98 % des titres de participation. Les autres actions ont pu être acquises en l’espace d’une année par des collaborateurs et des tiers. À partir de ce moment, « nous avons pu pratiquer une politique libre », comme l’explique Peider Mengiardi dans un entretien. En d’autres termes, on pouvait augmenter la participation des collaborateurs d’ATAG aux bénéfices de l’entreprise.