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Dans le sillage de la mondialisation

Dans les années huitante, l’économie mondiale fut touchée par une nouvelle vague de mondialisation. L’abaissement des droits de douane, la libéralisation de la circulation des capitaux et l’innovation technologique réduisirent les distances. Alors qu’en 1980, la part du commerce mondial représentait 39 % du produit national brut global, elle atteignait 52 % vingt ans plus tard. Le volume du commerce quotidien des devises passa de 70 à 1500 milliards de dollars et la capitalisation de toutes les sociétés cotées en Bourse du monde augmenta de moins de 5000 à plus de 30 000 milliards de dollars.

La fin de la politique économique gérée par l’État avait favorisé cette forte ouverture. En 1978, la République populaire de Chine amorça la libéralisation de son économie et l’ouverture du pays. Dans les années huitante, l’Inde se détacha peu à peu de son passé socialiste et partit à la recherche de nouveaux alliés. En Europe, le « rideau de fer » tomba en 1989 et, deux années plus tard, l’Union soviétique était dissoute. En créant le marché intérieur et l’union monétaire, la Communauté européenne franchit de grandes étapes sur la voie de l’intégration et se dénomma dès à présent « Union européenne » afin d’afficher cette nouvelle confiance. Un grand optimisme régnait.

Toutefois, les mutations géopolitiques et économiques à l’échelle mondiale ne furent pas sans accrocs. Au début des années nonante, l’Irak envahit le Koweït voisin, entraînant l’intervention d’une coalition menée par les États-Unis. Une guerre qui dura plusieurs années éclata en Yougoslavie. Il fallut attendre, encore une fois, l’intervention des États-Unis pour y mettre un terme. En 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda contre les Tutsis. En 1997/1998, l’économie mondiale fut dominée par la crise en Asie et en Russie, qui entraîna de grandes pertes d’actifs, un chômage élevé et des troubles politiques dans les pays concernés.

Les grandes tendances de l’époque donnèrent des ailes aux entreprises suisses. Les investissements directs en Europe de l’Est et en Asie partirent en flèche. L’économie suisse renforça son orientation internationale. Mais en matière de conjoncture intérieure, les années nonante furent difficiles pour de nombreuses branches. La crise immobilière et bancaire, couplée à une politique monétaire trop restrictive, se solda par une stagnation économique de six ans. Le taux de chômage officiel atteignit, en 1997, son plus haut niveau depuis la dépression des années trente. La dette publique augmenta brusquement de 30 à plus de 50 % du PIB. Certaines assurances sociales devinrent déficitaires et durent être assainies.

Comme dans les années septante, toutes les branches ne souffrirent pas de la crise économique; le secteur fiduciaire et de la révision se révéla particulièrement résistant. Ainsi, ATAG poursuivit sa croissance, comme si la conjoncture ne jouait aucun rôle particulier. La mondialisation, en revanche, changea fondamentalement l’ensemble du secteur fiduciaire et de la révision. Si les sociétés de services professionnels souhaitaient proposer des prestations homogènes à une clientèle toujours plus globale dans différents pays, elles devaient se positionner davantage sur le marché mondial et accepter des normes internationales, requérant une adaptation du modèle d’affaires et du métier. ATAG effectua, par conséquent, un changement d’identité fondamental.

Fièvre des fusions

Jusqu’à la fin des années septante, ATAG avait poursuivi une stratégie à deux niveaux dans ses affaires internationales. D’une part, elle dirigeait ses propres filiales étrangères et, d’autre part, elle collaborait avec la société américaine Arthur Young & Co. Toutefois, face à la nouvelle dynamique de mondialisation, cette voie se révéla bientôt une impasse. De nouvelles formes de mise en réseau internationale étaient requises.

C’est la raison pour laquelle fut créée en 1980, au sein d’Arthur Young International (AYI), une association européenne d’experts-comptables et de conseillers fiscaux et d’entreprise : AMSA. Outre ATAG et AYI, elle était composée de la société néerlandaise Moret & Limperg et de la société allemande Schitag. Les filiales étrangères d’ATAG, STRECO (à Paris) et FIS (à Milan), furent fusionnées avec d’autres sociétés au sein du réseau AMSA. En 1985, AMSA prit le nom d’Arthur Young International (AYI), afin de souligner son orientation internationale. Un an plus tard, le marché international fut secoué de fond en comble, lorsque Peat Marwick Mitchell fusionna avec un réseau de sociétés fiduciaires européennes, connu sous le nom de KPM Main Hurdman, pour devenir KPMG. Il en résulta le réseau d’audit et de conseil le plus important au monde avec un chiffre d’affaires de 2,7 milliards de dollars. Les autres sociétés qui, avec KPMG, constituaient les « Big Eight » des cabinets d’audit et de conseil, durent réagir pour ne pas rester en retrait. Outre Arthur Young, il s’agissait de Coopers & Lybrand, Arthur Andersen, Ernst & Whinney, Price Waterhouse, Deloitte Haskins & Sells et Touche Ross. Au sein du conseil exécutif d’Arthur Young International, on évoquait ainsi régulièrement de possibles fusions et on envisageait différents partenaires. Finalement, Arthur Young International fusionna avec Ernst & Whinney International. La fusion fut rendue publique en été 1989 : Arthur Young International et Ernst & Whinney International devenaient Ernst & Young International, un réseau d’entreprises présent dans le monde entier avec 70 000 employés dans plus de 100 pays. Étant donné que plusieurs autres sociétés étaient également en train de négocier entre elles, Peider Mengiardi parla, au sein du conseil d’administration d’ATAG, d’un « état fiévreux » de la branche. Dans un premier temps, il n’y eut toutefois qu’une seule autre fusion : Deloitte Haskins & Sells fusionna avec Touche Ross pour devenir Deloitte & Touche. Les « Big Eight » étaient devenus les « Big Six ». La fusion de deux réseaux d’audit et de conseil signifiait le regroupement de centaines de sociétés locales. En plus des effets d’échelle positifs, on put ainsi, avant tout, assurer une présence mondiale, car Ernst & Whinney était bien représentée, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans la région Pacifique et au Moyen-Orient, alors que le terrain de jeu d’Arthur Young était l’Europe. En règle générale, les fusions se passèrent bien. Au Canada, au Danemark et dans certains pays asiatiques, seulement, l’association des deux réseaux n’aboutit pas.

La question de savoir si ATAG devait rejoindre la nouvelle société Ernst & Young International ne fut que brièvement abordée au sein du conseil d’administration. Tous s’accordaient à dire qu’entre-temps, presque chaque mandat recelait une composante internationale, même si les affaires nationales représentaient la part du lion de l’activité d’ATAG. « Si nous ne suivons pas le mouvement, nous risquons de prendre le train en marche et de ne plus être compétitifs », déclara le responsable d’ATAG, Peider Mengiardi, pour résumer la situation. On chercha donc à collaborer avec la société partenaire d’Ernst & Whinney en Suisse, Swirex Ernst & Whinney. Comme celle-ci était beaucoup plus petite qu’ATAG, il fut largement admis que seule l’intégration de tous les collaborateurs au sein d’ATAG constituerait un regroupement judicieux. ATAG fit donc l’acquisition de Swirex et de ses sièges de Genève, Fribourg et Zurich, pour 29,6 millions de francs. La fusion se fit sans heurts et au début de l’année 1990, tous les collaborateurs de Swirex devinrent salariés d’ATAG. Le responsable de Swirex, Robert Pennone, obtint un siège au sein de la direction centrale et prit la tête de la division Fusions et Acquisitions. Un an plus tard, ATAG prit le nom du partenaire international pour consolider son intégration à cette entreprise également vers l’extérieur. ATAG se présenta dorénavant comme ATAG Ernst & Young. Bien que chaque société nationale d’Ernst & Young demeurât indépendante financièrement, il existait d’étroits liens contractuels concernant la stratégie commune. L’objectif était de proposer des prestations d’expertise comptable et de conseil aux entreprises dans le monde entier avec le même niveau élevé de qualité. La devise était : « One firm worldwide. »

En mai 1990, un changement fut opéré à la tête opérationnelle d’ATAG Ernst & Young. Peider Mengiardi se démit de ses fonctions d’administrateur délégué. Sous sa direction, ATAG était devenue la principale société d’audit et de conseil du pays. Entre 1975 et 1990, le produit des activités de services du groupe ATAG fit plus que quintupler, passant de 60,6 à 325,5 millions de francs et l’effectif progressa, durant la même période, de 865 à 2057 collaborateurs. Urs Widmer succéda à Peider Mengiardi à la tête de la direction générale. Il avait fait ses débuts chez ATAG en 1974, au sein du service juridique; puis, en tant que directeur d’Interdata, il avait sorti le centre de calcul du déficit. Depuis 1986, il siégeait au sein de la direction générale d’ATAG et était le responsable d’ATAG Wirtschaftsinformation Holding AG, le troisième pilier d’ATAG à côté de l’expertise comptable et du conseil aux entreprises. Peider Mengiardi demeura président du conseil d’administration jusqu’en 1995.

Comme ATAG faisait partie des douze plus grandes sociétés membres, Urs Widmer siégeait à l’« Executive Board » d’Ernst & Young International et pouvait ainsi exercer une influence directe sur le processus d’intégration. Bien que la direction générale d’ATAG reconnût qu’il n’existait pas d’autre alternative que celle de faire partie d’un réseau international, on essayait de défendre des droits spécifiques au marché suisse, tels que l’utilisation du nom ATAG. Entre-temps, on se demandait par ailleurs si on devait uniquement faire intégrer la partie de la société qui s’occupait des multinationales et poursuivre l’activité toujours importante avec les PME suisses en tant qu’ATAG. Toutefois, les réserves exprimées prévalurent.

En se présentant de façon uniforme à l’international, Ernst & Young accrut sa puissance, ce qui bénéficia également à ATAG : en 2000, la société suisse réalisa deux tiers de son chiffre d’affaires grâce à des mandats à orientation internationale. Pour tenir compte de la culture internationale, on supprima cette même année l’acronyme ATAG du nom de l’entreprise qui devint Ernst & Young. Une époque de plus de huitante ans prenait fin. La holding, au sein de laquelle les sociétés d’Ernst & Young étaient regroupées depuis 1992, a toutefois conservé jusqu’à ce jour le nom d’ATAG Ernst & Young Holding SA.

Détachement des grandes banques

La mondialisation du secteur d’audit et de conseil eut également des conséquences structurelles fondamentales pour les sociétés suisses. Une intégration accrue des sociétés d’audit nationales dans leurs réseaux de partenaires internationaux requérait l’indépendance des grandes banques. Aussi, la 8 directive CE de 1984 exigeait-elle que, dans le cas d’une société d’audit, les experts-comptables détiennent la majorité des droits de vote et qu’ils constituent la majorité de l’organe de direction.

Cela signait la fin des sociétés de révision contrôlées par les banques. Les concurrents d’ATAG lancèrent alors des management buyout : les cadres de la STG rachetèrent progressivement, en 1991, les actions de leur société à la Société de Banque Suisse, Fides obtint son indépendance financière du Credit Suisse en deux management buyout, en 1981 (pour le service d’audit) et en 1992 (pour le reste de la société fiduciaire), et Revisuisse racheta ses parts en 1989 à l’Union de Banques Suisses et à Winterthur Assurances. Par la suite, les grandes sociétés de révision et de conseil intégrèrent leurs réseaux internationaux de partenaires : Fides rejoignit KPMG en 1987, Revisuisse Price Waterhouse fut créée en 1990 et la STG devint la Société Fiduciaire Suisse Coopers Lybrand SA en 1991. Entre-temps, les filiales des deux autres « Big Six » – Arthur Andersen et Deloitte & Touche – étaient également actives sur le marché suisse. ATAG avait effectué son management buyout en 1945 et s’appartenait partiellement depuis 1958 et intégralement depuis 1981. Toutefois, afin de satisfaire à la 8 directive CE, elle dut également se restructurer. En 1991, elle passa à une structure de holding. Les secteurs de l’expertise comptable et du conseil aux entreprises furent regroupés dans une nouvelle société du nom d’ATAG Ernst & Young SA, au sein de laquelle les experts-comptables composaient la majorité de la direction générale ainsi que de l’assemblée générale au moyen d’actions donnant droit de vote. Outre le président Urs Widmer, Mathis Burckhardt, Willy Eggenschwyler, Willi Fischer, Willy Glaus, Benno Grossmann, Kaspar Hoffmann, Andreas Müller, Urs Neuenschwander, Robert Penonne et Peter Spori siégeaient également au conseil d’administration d’ATAG Ernst & Young SA, qui représentait en même temps la direction générale. ATAG Ernst & Young Holding SA, la société holding, était dirigée par Peider Mengiardi, Urs Widmer, Markus Schär, Heini Wiki et Elmar Wohlgensinger. Parallèlement, on introduisit un système de partenariat pour « prendre en compte l’évolution des besoins d’une société d’audit et de conseil moderne et de ses collaborateurs ». Il s’agissait d’une solution mixte entre un système de partenariat se définissant par la participation financière de cadres et l’ancienne entreprise fondatrice. On renonçait à une participation au capital des partners, car l’entreprise appartenait déjà aux salariés via la Fondation ATAG Fiduciaire (auparavant la Fondation Manfred Hoessly). Parmi les 2000 collaborateurs, 104 avaient été nommés partners début 1992. Ceux-ci avaient le droit d’élire les membres du conseil de fondation et de donner leur point de vue sur les questions normatives et stratégiques. De plus, un comité de 29 partners disposait de droits de proposition et de vote eu égard à la composition des organes du groupe. La rémunération des partners dépendait par ailleurs, plus que celle des autres cadres, des résultats de l’entreprise et de la performance personnelle. « Ce faisant, nous visons à promouvoir l’esprit entrepreneurial », pouvait-on lire dans le rapport de gestion de 1991. On entendait également répondre à un besoin du marché du travail : les jeunes collaborateurs devaient avoir la possibilité de devenir partners de la société.

La discrétion fait place à la transparence

Les grands bouleversements des années huitante et nonante ont non seulement déclenché un mouvement de concentration global, mais ils ont également mis un terme à la traditionnelle gouvernance d’entreprise en Suisse. Alors qu’auparavant le management pouvait plus ou moins faire comme bon lui semblait, les actionnaires exigeaient désormais d’exercer plus d’influence sur la direction de l’entreprise. Les grandes entreprises qui s’étaient, jusqu’alors, financées elles-mêmes à l’aide de réserves latentes ou de crédits bancaires, se tournèrent de plus en plus vers le marché des capitaux pour assurer leur croissance au moyen de fusions et d’acquisitions dans le sillage de la mondialisation. Les banques n’étaient pas en reste, car les opérations boursières se révélèrent plus intéressantes que l’octroi classique de crédits aux entreprises. Ce passage au marché des capitaux requit de réduire les asymétries de l’information entre les actionnaires et le conseil d’administration. À ce stade intervint également la révision du droit suisse des sociétés anonymes, débattue depuis 1972 et dont l’objectif était de renforcer la protection des actionnaires, notamment grâce à une meilleure transparence de la présentation des comptes.

Et la transparence était, à l’époque, plutôt modeste en comparaison internationale. « Prudence and secrecy are not only our national maxims but also the basis of our accounting law », écrivait le juriste d’ATAG, Christoph von Greyerz, président du groupe de travail sur la révision du droit des sociétés anonymes, en 1983 dans « L’expert-comptable suisse », le magazine spécialisé de la Chambre fiduciaire. Jusqu’à la révision de 1991, le droit suisse des sociétés anonymes ne comportait aucune prescription sur la structure des comptes annuels. L’établissement de comptes consolidés n’était pas non plus requis. Le professeur de comptabilité américain James Pratt constata en 1983 que la présentation des comptes en Suisse représentait, en raison des dispositions minimales relatives à la divulgation d’informations et de l’autorisation de constituer des réserves latentes, tout le contraire de ce qu’on entendait dans le système anglo-américain par comptabilité informative.

La branche des experts-comptables et conseillers d’entreprise contribua grandement, par la Chambre fiduciaire, à améliorer la transparence dans les pratiques comptables suisses. La fondation Swiss GAAP RPC (Generally Accepted Accounting Principles, Recommandations relatives à la Présentation des Comptes) vit le jour sur son initiative. Dans le cadre de l’autorégulation, l’organe avait pour objectif de mettre à la disposition des entreprises des recommandations judicieuses en matière de présentation des comptes et de parvenir ainsi à une harmonisation avec les normes internationales : le « sens encore peu développé par rapport à la concurrence internationale de nombreuses entreprises pour la publicité et la transparence de la présentation des comptes » devrait être aiguisé avec l’aide de cette fondation, écrivit, en 1983, André Zünd, le premier président de Swiss GAAP RPC.

L’exigence croissante de transparence se reflétait également dans l’image en mutation qu’ATAG avait d’elle-même. L’expert-comptable se considérait de moins en moins comme un agent fiduciaire discret, mais plutôt comme un générateur de confiance entre les entreprises et l’opinion publique. À l’occasion des 50 ans du siège d’ATAG à Zurich, son responsable, Heini Wiki, avait déclaré dans son discours de 1974 : « Mettre les choses sous les feux des projecteurs ne fait pas partie de notre activité professionnelle. » Cette position se retrouva, au cours des années huitante, de plus en plus dans la défensive. « L’ouverture à de nouveaux problèmes, la transparence, la prévisibilité et l’équité » constituaient pour Peider Mengiardi dans le rapport annuel de 1987 des éléments importants, qui suscitaient la confiance. Deux ans plus tard, on pouvait lire dans le rapport de gestion : « Il est de plus en plus largement admis que des comptes consolidés et une politique d’information adaptés aux normes internationales sont non seulement dans l’intérêt des actionnaires, mais apportent également des avantages à l’entreprise. » ATAG montra l’exemple, en termes de divulgation, en publiant, en 1986 pour la première fois, le bilan consolidé de l’ensemble du groupe, incluant les sociétés d’informatique et d’études de marché.

« Concentration des forces »

Grâce à la meilleure transparence, les comptes annuels devinrent un moyen de communication entre les entreprises et leur environnement. Pour accroître la confiance en ce moyen de communication par l’intermédiaire de leurs audits, les experts-comptables devaient s’assurer que leur jugement était rendu en toute indépendance. En ce qui concerne cette dernière, on distingue deux points de vue : l’« indépendance effective » (independence in fact) interpelle l’état d’esprit subjectif de l’auditeur, son caractère intègre et la capacité à faire ce qui convient sans tenir compte de ses intérêts personnels. L’« indépendance en apparence » (independence in appearance) doit empêcher, dès le début, l’apparence d’un conflit d’intérêts, auquel l’auditeur pourrait être exposé. Si, par exemple, un auditeur en chef détient des actions d’un groupe qu’il audite, cela affecte son indépendance intérieure, mais pas obligatoirement son indépendance extérieure. Si, en Suisse, l’accent était mis sur l’indépendance intérieure jusque dans les années septante, la balance penchait désormais vers l’indépendance extérieure.

Pour les sociétés de révision et de conseil opérant à l’international telles qu’ATAG, les prescriptions étrangères étaient tout aussi déterminantes que les dispositions nationales. Selon le nouveau droit des sociétés anonymes de 1991, les réviseurs devaient être indépendants du conseil d’administration et de l’actionnaire majoritaire de la société à auditer. Aussi les sociétés de révision ne devaient-elles pas effectuer chez le client des travaux qui fussent incompatibles avec le mandat d’audit. Parallèlement, les réseaux d’audit internationaux avaient des exigences claires, qui s’appuyaient sur la pratique dans les pays anglo-saxons. Les exigences en matière d’indépendance des réviseurs y étaient plus élevées depuis longtemps, car dès le XIX  siècle, le système de financement des entreprises reposait plus sur le marché des capitaux qu’en Europe continentale. De même, des prescriptions anglo-saxonnes s’étaient imposées au sein de la Fédération internationale des experts-comptables (IFAC), dont la Chambre fiduciaire suisse était également membre.

Pour ATAG Ernst & Young, les exigences accrues en matière d’indépendance des auditeurs pesaient sur la compatibilité de certaines activités. Survint alors ce à quoi on s’attendait chez ATAG dès la fin des années septante : les sociétés de révision ne pouvaient plus effectuer tous les types de services chez le même client; certaines branches d’activité durent être abandonnées.

La gestion de fortune fut la première concernée. Il s’agissait d’une activité lucrative, dont les gains avaient joué un rôle important dans l’extension continue d’ATAG. La division chargée de la gestion de fortune au sein d’ATAG était particulièrement importante par rapport à la concurrence; en 1990, elle réalisait un bon tiers de l’ensemble des produits des activités de services. Se séparer de cette source de revenus fructueuse sembla absurde à première vue. Toutefois, les prescriptions du réseau Ernst & Young International limitaient sensiblement les possibilités d’exercer la gestion de fortune. Ainsi, aucune gestion de fortune ne devait être effectuée pour les clients d’audit ou avec les titres de clients d’audit. Le nom d’Ernst & Young ne devait pas non plus être utilisé pour cette activité. Le conseil d’administration décida donc, en 1991, d’externaliser la gestion de fortune dans une société séparée, laquelle fut transmise à la Fondation ATAG Fiduciaire. En 2000, ATAG Asset Management fut vendue, avec profit, à la Banque cantonale de Bâle-Campagne (BCBC). Le président de la direction de la BCBC laissa entendre dans les médias que son établissement avait acquis un joyau. L’exercice de mandats au sein de conseils d’administration dut également être limité. L’indépendance de l’auditeur par rapport au conseil d’administration était définie dans le nouveau droit des sociétés anonymes. L’indépendance n’était pas garantie lorsque la même société mettait à disposition un membre du conseil d’administration et prenait en charge la révision. En conséquence, le nombre des quelque 1000 mandats de conseil d’administration exercés par des collaborateurs d’ATAG fut fortement réduit, ce qui, outre la baisse des honoraires, signifia avant tout l’abandon de la relation client au niveau supérieur et la diminution des ventes croisées de services effectuées jusqu’alors.

L’exercice parallèle de mandats de révision et de conseil aux entreprises fit également l’objet de critiques. Les services de conseil en management des « Big Six » avaient connu une forte croissance depuis les années huitante. Des voix s’élevèrent qui voyaient l’indépendance des réviseurs menacée par une telle offre complète de services : les sociétés en arriveraient à auditer des situations résultant des conseils fournis par leurs soins. En d’autres termes, elles seraient amenées à évaluer leur propre prestation. Il existerait également pour l’auditeur un conflit d’intérêts, dans la mesure où des mandats de conseil, généralement plus lucratifs, dépendaient du mandat d’audit. L’autorité américaine de surveillance des marchés boursiers SEC (Securities and Exchange Commission) pressa alors les « Big Six » d’abandonner leurs activités de conseil.

Ernst & Young franchit le pas et vendit, en l’an 2000, l’ensemble de ses activités internationales de conseil en management, et ses quelque 18 000 conseillers, à la société informatique française Cap Gemini. Les autres grandes sociétés d’audit et de conseil externalisèrent également leur secteur de conseil. Seule exception : Deloitte. Après l’échec du management buyout de la société internationale Deloitte Consulting en 2003, elle demeura la seule grande société d’expertise comptable dotée d’un service de conseil important. Le bouleversement dans l’offre de services d’ATAG ne fut pas seulement une conséquence des exigences accrues en matière d’indépendance. On souhaitait suivre une cure d’amincissement générale. « Nous cherchons à concentrer nos forces et à réduire la palette d’offres », expliqua Peider Mengiardi, en 1992, au sein du conseil d’administration. Dans le domaine de l’informatique, on faisait face à des changements techniques rapides et à une rude concurrence. Pour Urs Widmer, il était clair que le centre de calcul d’Interdata, qui avait été fusionné en 1988 avec Eldag Informatik et le secteur « Information Technology » sous le nom d’ATAG Informatik AG, ne pourrait survivre que s’il avait une certaine taille et nécessitait peu de ressources humaines. Conformément à la stratégie internationale d’Ernst & Young, on entendait poursuivre le développement du domaine des logiciels et se retirer progressivement de celui du matériel informatique. En 1993, on vendit 50 %, et un peu plus tard, l’ensemble des parts d’ATAG Informatik AG à Debis, une société informatique du groupe Daimler-Benz. La participation majoritaire dans l’institut de sondages et d’études de marché IHA à Hergiswil fut transférée en 1998 au partenaire de coopération actif à l’international, l’institut allemand d’analyse de la consommation (GfK).

La « concentration des forces » signifiait également l’abandon de l’omniprésence régionale, qui distinguait ATAG par le passé. Les petits sièges étaient à peine rentables, car le cercle de clients était principalement limité aux petites entreprises, dont on ne pouvait pas attendre des honoraires adaptés aux coûts de personnel. « Dans les petites activités fiduciaires régionales, nous étions tout simplement trop chers », se souvient Peider Mengiardi. À cela s’ajoutait la difficulté de trouver du personnel qualifié pour les sièges situés en périphérie, étant donné que les chances de promotion étaient plus faibles et les mandats généralement moins intéressants. On constata même des conflits d’intérêts entre les petits et les grands sièges, car les marchés se chevauchaient. Bref, on était trop présent sur le plan régional. La direction générale en tira les conséquences dès 1994. Le credo de la « proximité géographique avec les clients » fut conservé, mais les sièges non rentables furent fermés progressivement et on commença à se séparer des « petits clients ». Sur les 23 succursales d’ATAG, il n’en resta plus que onze en 2011, dix en Suisse et une dans la Principauté de Liechtenstein.

La nouvelle orientation d’ATAG Ernst & Young n’impliquait toutefois pas seulement une réduction des effectifs. Il s’agissait également de tirer parti des possibilités d’acquisition. Une association décisive fut engagée, en 1992, avec la société d’audit Neutra Gruppe GBR, sise à Berne. En 1990, Neutra était, en termes de chiffre d’affaires, la huitième plus grande société d’audit de Suisse. GBR, la société de révision bancaire associée, était l’un des principaux acteurs du domaine de l’audit bancaire. Neutra entretenait une relation particulière avec Schindler Holding AG, non seulement à cause de sa fonction d’organe de révision du conglomérat lucernois, mais aussi parce que, dans les années septante, elle avait permis au président actuel du conseil d’administration, Alfred N. Schindler, de se familiariser avec la technique financière de l’entrepreneuriat. Alfred N. Schindler avait beaucoup appris durant ses études de droit à l’université de Bâle, mais avait des connaissances limitées en économie d’entreprise, comptabilité ou analyse de bilan. Son travail chez Neutra se révéla une expérience décisive pour le fils d’entrepreneur de 25 ans qu’il était alors, même s’il ne put y rester que deux ans en raison de ses études à la Wharton School of Finance. « Les jeunes étaient rapidement impliqués dans les grands projets. J’ai énormément appris pour mon activité ultérieure d’industriel. » Il put notamment découvrir de près, à l’occasion de mandats pour l’industrie horlogère, à quel point la vie économique était fragile. « J’ai, à l’époque, complètement assimilé la leçon qu’une entreprise peut rapidement sombrer si le management ne veille pas au cash-flow et à la liquidité. Elle définit, aujourd’hui encore, ma façon de penser et d’agir. » Les propriétaires de Neutra, un petit groupe d’actionnaires privés, souhaitaient vendre la société au début des années nonante. STG Coopers & Lybrand et ATAG Ernst & Young manifestèrent leur intérêt. STG et Neutra étaient déjà parvenues à un accord, lorsque la Commission fédérale des banques (CFB) intervint. Car GBR était l’organe de révision de la Société de Banque Suisse qui, de son côté, possédait encore 25 % des actions de STG Coopers & Lybrand. Cela remettait en question l’indépendance de l’organe de contrôle en matière de droit bancaire et la fusion ne put avoir lieu. Les propriétaires de Neutra se tournèrent donc à nouveau vers ATAG Ernst & Young et, en 1992, les quelque 230 collaborateurs du groupe Neutra furent intégrés à ATAG. Les membres du conseil d’administration partageaient l’avis « que cet achat constituait une opération stratégique » , car GBR gérait de nombreuses banques de taille moyenne et faisait office d’organe de contrôle non seulement pour la Société de Banque Suisse mais aussi pour la Banque populaire suisse (BPS). Ainsi, avant la fusion de la Société de Banque Suisse et de l’Union de Banques Suisses sous l’appellation UBS (1998) et l’association de Credit Suisse Group auquel appartenait, outre le Schweizerische Kreditanstalt, également la Banque populaire, avec Winterthur Assurances (1997), ATAG occupa une position unique sur le marché de la révision bancaire. C’était le plus grand réviseur bancaire du pays.

Le partner buyout

« Chers collègues, je me réjouis de vous inviter à l’assemblée des partners 1997. Notre réunion a lieu à l’aube d’un changement fondamental au sein de notre entreprise, la fusion avec KPMG Fides. » C’est en ces termes que s’exprimait l’administrateur délégué Urs Widmer dans son invitation du 20 novembre 1997 aux partners. Pour la deuxième fois en 75 ans, ATAG et Fides étaient sur le point de fusionner, car une fusion de grande ampleur entre Ernst & Young et KPMG était prévue à l’échelle internationale. En interne, on évoquait déjà l’acronyme KEY pour désigner la nouvelle entreprise résultant de la fusion de KPMG et d’Ernst & Young. Mais celle-ci ne vit jamais le jour. « La fusion fut annulée au dernier moment », se souvient Urs Widmer, qui se trouvait alors aux îles Caïmans en tant que représentant de la société suisse et membre de l’Executive Board d’EY International. Les responsables des deux entreprises n’étaient pas parvenus à s’accorder. Il en allait autrement chez la concurrence : Coopers & Lybrand et Price Waterhouse fusionnèrent la même année pour devenir PricewaterhouseCoopers (PWC), la société d’audit et de conseil au chiffre d’affaires le plus élevé dans le monde. Les « Big Six » devinrent les « Big Five ».

La fusion avec KPMG avait échoué mais, lors des préparatifs, on avait travaillé à la restructuration du modèle de partenariat. Le système d’ATAG Ernst & Young reposait sur un « partenariat au capital neutralisé », comme Peider Mengiardi aimait à le dire. Il ne s’agissait donc pas d’un modèle de partenariat à proprement parler, sachant que celui-ci impliquait la participation financière du partner. Un « véritable » système de partenariat fut introduit sur le modèle de l’organisation de KPMG Fides. Le projet fut appelé « Drive » en interne, l’objectif premier étant d’encourager l’esprit d’entreprise des partners au moyen d’une participation personnelle. Toutefois, d’autres motifs étaient également déterminants. La structure de propriété avec la fondation d’entreprise, sous laquelle ATAG s’était développée depuis 1957 avec beaucoup de succès, avait fait son temps. La tendance de la branche allait dans le sens d’une intégration accrue à l’échelle mondiale. Mais un partenariat international, également lié au niveau du capital, n’était pas possible sous l’égide de la Fondation ATAG Fiduciaire. La conséquence logique était d’effectuer un partner buyout à partir des biens de la fondation. Cela était même, comme le remarqua Peter Spori, membre de la direction, « un besoin impératif de nos partners » et devait créer un mouvement orienté vers l’avenir au sein de l’entreprise.

Comme la Fondation ATAG Fiduciaire avait encore d’autres destinataires à côté des collaborateurs actifs – notamment les retraités –, il se posait la question de savoir à quel prix la jeune génération lui rachèterait l’entreprise. Dans le secteur fiduciaire et de la révision, il était habituel d’acquitter, comme prix d’achat, la valeur intrinsèque de l’entreprise plus un certain pourcentage du chiffre d’affaires annuel en tant que goodwill. Selon cette méthode, il n’était pas rare que le prix d’achat soit trois à quatre fois plus élevé que les fonds propres (equity). « Pour les partners actifs, il était clair à l’époque que le partner buyout ne pouvait avoir lieu que sur la base de l’approche equit », se rappelle Andreas Müller, à l’époque membre de la direction. Le conflit de génération qui en résulta put être réglé dans le cadre de négociations et les partners actifs finirent par acheter à la fondation les domaines de l’expertise comptable et du conseil de l’entreprise sur la base de l’approche equity. En 1998, ils rachetèrent 70 % des actions et quelques années plus tard, tous les titres de participation, qui furent désormais détenus dans une société simple. Un statut de partner, qui entra en vigueur le 1  octobre 1998, définissait la forme de participation : un partner fondateur investissait entre 100 000 et 300 000 francs, selon son ancienneté et sa hiérarchie, dans l’entreprise. 30 % de cette somme devaient être directement mobilisés, le reste pouvait être financé via un prêt bancaire de 5 ans.

Les partners élurent comme nouveau CEO un des leurs, Marcel Maglock, ancien responsable du siège de Genève. Urs Widmer conserva le mandat de président du conseil d’administration qu’il avait repris de Peider Mengiardi en 1995. La direction générale fut réduite. Elle se composait de Marcel Maglock, Ancillo Canepa, Stephan Hill, Walter Jakob, Rudolf Lanz et Bernard Roduit. Le conseil d’administration, lui, se composait, outre Urs Widmer, de Michel Broch, Mathis Burckhardt, Benno Grossmann, Andreas Müller, Werner Schlapbach, Peter Spori et René Stauber.

Le partner buyout mit un point final aux 40 ans d’ATAG en tant qu’entreprise fondatrice. De même, il mit un terme à la division en trois activités initiée dans les années huitante. L’époque des centres de calcul internes était révolue; on était redevenu une pure société d’audit et de conseil. La Fondation ATAG Fiduciaire commença à vendre le reste des participations, dont les immeubles construits dans les années soixante, les participations dans le domaine de l’intelligence économique et ATAG Asset Management. Conformément aux statuts de la fondation, les gains furent répartis équitablement entre tous les destinataires.